Le Gault&Millau, 50 ans d’histoire
Ses critiques influentes et ses distributions de toques rythment le monde gastronomique depuis maintenant plus de cinq décennies. Deuxième guide le plus vendu en France après le Michelin et décliné dans plus de 20 pays, le Gault & Millau a surtout bouleversé les codes culinaires de l’époque en posant les jalons de la « Nouvelle Cuisine ». Retour sur une histoire qui ne manque pas de sel.
Aux origines du Gault & Millau, une collaboration journalistique
L’histoire du Gault & Millau démarre dans les années 1960, au cœur de la rédaction du quotidien Paris-Presse. Pierre Charpy, son directeur en chef, décide de lancer une rubrique hebdomadaire baptisée « Week-end et promenades ». Son objectif ? Dégoter les meilleures adresses autour de la capitale pour répondre à la soif de loisirs et de farniente des lecteurs. Ces derniers, en effet, entrent rapidement dans le tourbillon de la nouvelle société de consommation.
Pour remplir cette mission, il mise sur un duo de choc. D’un côté, Henri Gault, « grand reporter » du journal, qui sillonne les routes à bord de son tacot. De l’autre, Christian Millau, responsable des pages magazines, qui révise les écrits de son collègue… qui deviendra bientôt son plus fidèle acolyte de table.
Car ce ne sont pas tant les découvertes des vieux châteaux en ruine et des escapades bucoliques du coin qui suscitent l’intérêt des lecteurs… que celles des restaurants ! Alors que les périodes de disette sont désormais derrière, le public aspire à délaisser les repas pantagruéliques pour de nouvelles expériences gastronomiques. Plus raffinées, mais surtout plus vraies. La guerre est finie et les Français, qui n’ont pour la plupart jamais mis les pieds dans un restaurant, cherchent à laisser derrière eux les privations et à profiter de leur temps libre.
Un franc-parler qui fédère
Il faut rappeler que depuis l’avant-guerre, la tradition culinaire stagne. Les rares trois étoiles Michelin s’appesantissent sur une cuisine régionale bourgeoise, en grande partie héritée des us et coutumes du XIXe siècle, incarnée par des plats roboratifs et des sauces riches. Même la critique gastronomique « ronronne », chantant éternellement les louanges des mêmes tables.
Forts de leur liberté de ton, Gault et Millau s’autorisent à profaner l’ordre sacré établi – en déclarant sans détour que tel restaurant réputé est « infâme », mais que le navarin de la petite auberge d’en face vaut incontestablement le détour. Une plume mordante qui séduit le lectorat, et qui fait par la même occasion la pluie et le beau temps dans le paysage gastronomique ! Pour peu que la critique du vendredi en kiosque soit dithyrambique, l’établissement en question affichera complet dès le lendemain !
Déjà, l’engouement est tel que la publication hebdomadaire devient quotidienne. Gault rédige désormais une page par jour et consacre sa rubrique du week-end aux établissements parisiens.
Des colonnes aux guides
Après une compilation des chroniques du vendredi qui s’est arrachée comme des petits pains en librairie, (A Voir et à manger par Christian Bourgois, du nom du directeur littéraire des éditions Julliard), une nouvelle idée germe : celle de rédiger un guide moderne et journalistique exclusivement dédié aux restaurants, hôtels et artisans parisiens. Bourgois y croit et finance le projet.
En 1962, le premier guide Julliard de Paris voit le jour. Le succès somme toute prévisible de l’ouvrage – près de 1 500 exemplaires par vendus par semaine – sacre le début de l’ère Gault & Millau.
Progressivement, le duo gourmet gagne son indépendance et s’installe dans une arrière-boutique à quelques encablures de la place Maubert. Ils s’entourent alors d’une belle brochette d’épicuriens affranchis comme eux des conventions : les deux belles-sœurs de Gault, Marie et Nicole, Yves Bidault (journaliste et ami de Millau), André Gayot (un camarade de régiment chargé de tenir les comptes), Jean-Luc Rudder (critique d’art) et enfin un certain Roger, un cycliste qui connaît Paris comme sa poche.
C’est là, dans cet antre bohème où règne un désordre sans nom – avec des caisses de vins de Bordeaux en guise de chaises ! – qu’apparaît le Nouveau Guide, magazine à vocation nationale, en 1969.
À l’assaut de la Nouvelle Cuisine
Toujours avides de découvertes (et jamais las de planter leurs fourchettes dans de bons petits plats), Gault et Millau parcourent désormais la France entière à la recherche des talents de demain. Une épopée gourmande qui va dessiner les contours de la Nouvelle Cuisine.
Le déclic se produit chez Paul Bocuse, dont la salade de haricots verts leur apparaît comme une révélation : comment un plat aussi simple peut-il résonner aussi juste ? Leur halte chez les frères Troisgros à Roanne, qui leur servent des grenouilles aux herbes cuisinées minute, confirme que « le vrai talent, c’est d’être simple, et c’est ce qui est le plus compliqué » (dixit Millau en personne). Simplicité, goût, légèreté et créativité, une approche novatrice de la gastronomie dont le duo se fera désormais le porte-drapeau tout au long de ses pages.
Pour illustrer leur philosophie et entraîner les jeunes chefs dans leur sillage, Gault et Millau eux-mêmes ont ensuite édicté 10 commandements (qui n’ont d’ailleurs pas pris une ride) :
- « Tu ne cuiras pas trop. »
- « Tu utiliseras des produits frais et de qualité. »
- « Tu allégeras ta carte. »
- « Tu ne seras pas systématiquement moderniste. »
- « Tu rechercheras cependant ce que t’apportent les nouvelles techniques. »
- « Tu éviteras marinades, faisandages, fermentations, etc. »
- « Tu élimineras les sauces riches. »
- « Tu n’ignoreras pas la diététique. »
- « Tu ne truqueras pas tes présentations. »
- « Tu seras inventif. »
Le premier guide Gault-Millau de France
L’année 1972 est à marquer d’une pierre blanche, puisqu’elle correspond à la parution du premier guide Gault-Millau de la France – enfin aux noms de ses rédacteurs !
Volontairement aux antipodes du Guide Rouge (à cheval sur le cadre, la vaisselle et la propreté), les critères de notation prennent uniquement en compte les saveurs, la présentation et la créativité du chef. Et ce, bien sûr, avec une indépendance et une impartialité assumées.
Au fil des éditions, le Gault-Millau se transforme ainsi en dénicheur de talents visionnaire. Les Français y découvrent les futurs grands monuments de l’art culinaire français, à l’instar de Joël Robuchon, Guy Savoy, Marc Veyrat, Pierre Gagnaire, Michel Rostang ou encore Lenôtre.
La conquête du monde, puis les vins !
Après la France, l’international ! L’histoire du Gault & Millau s’écrit à présent hors des frontières de l’Hexagone. Guyane, Allemagne, Hongrie, Japon, Maroc, Australie… Le guide est présent sur tous les continents. Une renommée mondiale pressentie dès 1980 par le magazine Time qui a consacré sa prestigieuse couverture aux deux auteurs. Un honneur accordé à seulement une quarantaine de Français depuis 1923.
Parce que le plaisir de la table se prolonge souvent avec le vin, Christian Millau songe de plus en plus sérieusement à décrypter l’univers de l’œnologie. Épaulé par des dégustateurs affûtés tels que Fernand Woutaz, Joseph Gryn et Philippe des Roys-du-Rouvre, il donne naissance au premier Guide des Vins en septembre 1984. Pensé comme un guide pratique, il présente une sélection de 1 500 vins au meilleur rapport qualité/prix.
Le Gault&Millau à l’ère du numérique
Si Henri Gault et Christian Millau cessent leur collaboration en 1986, la postérité est déjà là : le guide survivra à cette séparation, gardera le même nom, et perpétuera surtout les valeurs des deux fondateurs. Le « Guide jaune » prend toujours plus d’envergure et crée de nouvelles distinctions : aujourd’hui, on dénombre notamment les trophées de Cuisinier de l’année, Grands de demain, Jeunes Talents, Sommelier de l’année, Pâtissier de l’année, Directeur de salle de l’année… Mais dans les années 2000, comme le célèbre Michelin, le GaultMillau sous-estime le virage du numérique ; les ventes physiques s’affaissent d’année en année.
En 2011, Côme de Chérisey rachète l’entreprise : la marque GaultMillau devient enfin le Gault&Millau que l’on connaît aujourd’hui. En 5 ans, le nouveau président refond le modèle économique du guide, développe le numérique et offre un nouveau souffle à l’entreprise ; alors que les ventes du guide pesaient pour plus de deux tiers du chiffre d’affaires en 2011, elles en représentent moins d’un tiers en 2016. Le Gault&Millau est désormais une entreprise tournée vers le marketing, la publicité, la communication, pleinement entrée dans le 21ème siècle.
Les investissements des dernières années
En 2019, le désormais deuxième guide culinaire le plus vendu de France crée l’Académie Gault&Millau. Cette dernière récompense 10 chefs exceptionnels, qui « n’ont plus rien à prouver » et ne seront donc plus notés. Ces chefs, décorés d’une Toque d’Or, sont Georges Blanc, Alain Ducasse, Pierre Gagnaire, Michel Guérard, Marc Haeberlin, Régis Marcon, Alain Passard, Guy Savoy, Michel Trama et Marc Veyrat.
En parallèle, la même année, l’entreprise passe aux mains de Vladislav Skvortsov et d’investisseurs russes. Ensemble, ils injectent plusieurs millions d’euros pour améliorer la présence du guide à l’international et en ligne. En 2022, du fait de la guerre en Ukraine et pour préserver la réputation du Guide jaune, Skvortsov se retire de la présidence au profit de Patrick Hayoun ; il reste toutefois actionnaire majoritaire. La même année, le siège social de Gault&Millau International est déplacé à Genève, en Suisse, tandis que celui de Gault&Millau France déménage dans le 16ème arrondissement de Paris. L’objectif du guide ? Investir toujours plus ! A plus de 50 ans, le Gault&Millau s’est installé dans des locaux plus grands et s’est doté de salles de cours, de dégustation et de formations pour améliorer le travail de ses équipes.